Chère consœur, cher confrère,
Te voilà donc tellement fier… certainement grâce au stage de fin d’études que tu as obtenu de haute lutte, tu pousses cette semaine les portes de France Télévision, ce si prestigieux groupe du service public de la Télévision Française.
Bienvenue à toi !
Hélas, sans vouloir doucher ton enthousiasme et tes espoirs légitimes, il est de notre devoir de te prévenir. A France Télévisions, il va falloir mettre tes désirs d’autonomie et d’indépendance journalistiques au registre de … l’illusion.
A l’école, à l’université, dans les conversations avec tes parents et tes amis,… tu as toujours appris qu’un reporter est là pour raconter la vie des uns aux autres, que son métier est de recueillir des informations précises sur le terrain et de lui-même en rendre compte puisque c’est lui qui a vu, écouté, entendu des faits, senti des ambiances et atmosphères… et qu’il est donc le plus à même de restituer l’ensemble de ces éléments. La base du métier quoi !
Mais à France Télévisions, tu comprendras très vite que ces fondamentaux ne sont pas respectés. Ici, ce sont les rédacteurs en chef, assis dans leur fauteuil, depuis leur bureau, qui décident, avant même que tu ne partes en reportage, ce que devront te répondre les gens que tu intervieweras lors du fameux micro-trottoir (exercice incontournable, selon eux, pour obtenir un bon sujet), ce que le maire, la boulangère, la victime, l’ouvrier ou le patron devront exprimer quand tu les questionneras.
Ici, le rédacteur en chef sait déjà ce qu’il doit y avoir dans le sujet avant même que tu aies mis la clé de contact de la voiture de reportage et que ce dernier ne soit tourné. Pour cela, l’encadrement te demandera donc de réaliser de looooonnnnnggggguuuueeeeesssss interviews, de tourner beaucoup, beaucoup d’images parce qu’au montage, là encore, tu vas tomber de haut.
Pour que tu obtiennes ton stage ou tes premières piges à France télévisions, la direction a exigé que tu saches construire un reportage, travailler avec un monteur pour restituer au mieux la réalité du terrain sur le fond et la forme. Et pourtant…, elle va très vite te dénier cette compétence.
A peine installé au montage, tu vas assister ou plutôt subir un drôle de ballet. Celui de tes chefs… Du plus petit au plus important. Les adjoints du chef de service, le chef de service, les rédacteurs en chef adjoint et le rédacteur-en-chef… Tous vont défiler avec chacun leur idée –souvent contradictoire- de -ce que doit être le reportage qui sera mis à l’antenne.
La construction, le choix des images, et surtout … le commentaire ! Plutôt que se tenir à un mètre du banc regarder le sujet pour l’évaluer dans sa globalité, les plans choisis, le son et ton texte, tu les verras pencher sur l’écran de ton ordinateur et en arriver à te dicter, au mot près, ce que tu dois écrire…
Comme la plupart d’entre eux n’a jamais scintillé dans l’exercice du reportage –c’est d’ailleurs souvent l’une des raisons pour lesquels ils ont ou choisi ou été choisis pour monter les marches de l’encadrement, voilà qu’ils ont trouvé ces dernières années LA parade infernale pour assurer leur pouvoir : le sujet en kit !
Envoyer plusieurs équipes tourner chacune un élément pour le même sujet : une interview pour les uns, le (toujours) fameux micro-trottoir pour une autre, une séquence par le correspondant en région lui-même épuisé effondré que ses compétences soient aussi mal utilisées,… et voilà nos cadres omnipuissants au montage et au mixage sous prétexte de fédérer des éléments produits par des journalistes désormais condamnés au rôle de petites mains. Envolées tes années d’études, envolée ton expertise de terrain… Ton sujet sera réécrit et formaté… Il faut créer une marque, benchmarké et marketé comme le répète à l’envie le directeur adjoint de l’information, en charge de l’éditorial.
Et surtout pas de récrimination : te voilà taxé d’individualisme, de refuser l’esprit d’équipe, de ne pas jouer collectif ! Si un reporter chevronné se plaint, tente de faire valoir son point de vue, très vite tu entendras ses chefs l’accuser d’avoir la grosse tête et d’être … ingérable. Ah ces journalistes ingérables. Tellement heureux les chefs de journalistes gérables ! Et surtout pas à cet oxymore près…