Les organisations de travail relèvent de la compétence et de l’expertise des salariés

 

Les organisations de travail relèvent de la compétence et de l’expertise des salariés. Qui d’autres connait le mieux son organisation de travail qu’un salarié ?

Pourquoi nous vous interpellons sur ce sujet Madame la Présidente ?

Vous avez lancé, et c’est tout à votre honneur, de grands projets pour France Télévisions : le projet de franceinfo: ; la création d’un nouveau feuilleton quotidien ; un nouveau maillage pour France 3 avec davantage de production en interne, des nouvelles éditions d’information…

Mais ces idées, qui sont motivantes pour les personnels et auxquelles ils veulent bien contribuer et participer, redéfinissent et modifient les organisations de travail au sein de France Télévisions. Résultat : nous sommes confrontés à des problématiques graves qui concernent directement les représentants du personnel et les organisations syndicales : la santé physique et mentale au travail, la dimension affective de la relation du salarié avec son travail.

De quels sujets s’agit-il par exemple ? Concernant franceinfo: nous pensons à toutes les problématiques liées aux polyvalences ; à l’uniformisation du travail, à l’interchangeabilité des personnes. Concernant le nouveau feuilleton : aux mobilités et aux déracinements dû à la fonction. Concernant le nouveau maillage de France 3 : à la reconnaissance des compétences exercées et aux reconversions qui deviennent un sujet majeur dans notre entreprise. Concernant la redéfinition des éditions d’infos à la pertinence éditoriale et aux périmètres d’investigation.

Nous n’abordons pas suffisamment ces sujets déterminants. Et pourtant ils concernent directement les salariés et leur organisation du travail. Il nous semble que dans tous ces domaines de réflexion la direction souhaite imposer ses points de vue sans concertation. C’est une erreur. Ne vous coupez pas de l’expertise et de l’expérience propre des salariés. C’est d’abord à eux, de déterminer comment ils souhaitent travailler.

Les projets que vous proposez ne peuvent pas reposer que sur des business plan de vases communicants. Nous faisons franceinfo: mais vous comptez arrêter le montage de Télématin. Nous faisons davantage de production interne pour France 3, mais vous externalisez les bulletins météos, nous faisons un feuilleton quotidien mais vous stoppez le travail des salariés en CDDU depuis de longues années. Nous développons notre offre numérique, mais vous refusez les reconversions. Nous développons une offre d’information régionale mais vous supprimez des éditions locales.

Ainsi, malgré les rapports des experts, l’alerte des salariés, nos témoignages, la direction envisagerait de se passer sur l’ensemble de ces sujets de l’expertise des syndicats dont c’est l’une des fonctions première de contre-pouvoir : débattre et vous proposer une organisation de travail adéquate.

Vous allez par exemple devoir prendre cette décision : supprimer ou pas définitivement les bans de montages du Télématin qui seraient désormais assurés par les deskeurs de franceinfo:. Nous, nous pensons que c’est aux salariés concernés d’en décider.

Nous n’allons pas revenir sur le débat récurrent et évident que Franceinfo: et Télématin sont deux éditions bien distinctes dont les angles sont totalement différents. Oui, nous pensons que supprimer le montage spécifique dédié au Télématin fait courir le risque d’accident industriel pour France 2, sur un segment sur lequel nous sommes leader. Cela pourrait nous faire perdre un point d’audience sur la chaîne, avec évidemment des rentrées publicitaires en baisse. Apparemment ces arguments laissent la direction insensible et vous pourriez nous dire que l’éditorial est uniquement de votre prérogative et que nous n’avons pas à nous en mêler.

En revanche, vous avez également une prérogative fondamentale en tant qu’employeur, une lourde responsabilité, c’est celle de la santé au travail de tous les collaborateurs et pas seulement et uniquement de la santé physique, mais aussi mentale et intellectuelle.

Nous voulons donc vous opposer le modèle de gestion et d’organisation du travail que vous voulez mettre en place par l’optimisation et l’uniformisation des process de fabrication à celui de la psychodynamique du travail.

Des études récentes menées notamment par Christophe Dejours chercheur en psychanalyse-santé-travail montre l’écart entre travail prescrit et travail effectif, il détermine les mécanismes de défense contre la souffrance au travail, ce qu’il appelle la souffrance éthique, le sentiment de perte de sa propre dignité, de trahison de son idéal ou de ses valeurs, lorsqu’un individu est amené à commettre du fait de son travail des actes qu’il réprouve moralement. Et nous croyons que nous sommes là au cœur du débat de ce qui se passe ou va se passer à France Télévisions.

Ses conclusions sont imparables et contredisent votre volonté d’uniformisation. On ne travaille pas de la même façon d’un service à l’autre y compris dans une même entreprise. On ne doit pas travailler de la même manière, sinon vous créez des malaises.  Il faut absolument lutter et combattre l’uniformisation. Il n’y a aucune raison dans les services d’utiliser les mêmes règles. Les salariés n’ont pas la même histoire, ils n’ont pas la même culture d’entreprise, ils sont différents. Vouloir standardiser et normaliser les modes opératoires pour les rendre finalement plus simple et moins couteux finit toujours par scléroser le système et l’entreprise, et finit par rendre les salariés aigris et démotivés.

Pour les salariés, une règle de travail dans une équipe tient toujours à deux choses : l’efficacité, c’est-à-dire de la rationalité instrumentale, et la qualité.  L’efficacité et la qualité : tous les travailleurs sont attachés à ces concepts de réussite de son travail, il n’y a pas que les patrons !

Les ouvriers, les salariés intermittents du spectacle, les journalistes, les personnels administratifs, les cadres, ont tous cette conscience de qualité et d’efficacité du travail. Mais pour la rendre efficiente et pertinente, elle ne peut pas être régie de la même manière dans tous les services. Il faut donc des organisations du travail adéquates et concertées pour les rendre perceptibles.

Toute règle de travail doit être également une règle de vivre ensemble, c’est comme ça, c’est un invariant de la coopération et du dialogue social.

Quand vous avez de la coopération, vous avez des gens qui se parlent et s’écoutent. Et donc se forment naturellement l’entraide, la prévenance, le savoir-vivre…la solidarité. C’est ça que vous voulez détruire en appliquant des concepts de « new public management ». La coopération c’est la solidarité, c’est le socle d’une entreprise qui fonctionne bien.

Or, cette solidarité, elle permet lorsque les salariés sont attaqués, lorsqu’ils sont victimes d’injustice, de les aider à tenir.  Pourquoi les travailleurs tombent malades aujourd’hui ? Parce qu’ils sont seuls. Quand vous êtes attaqués ou fragilisés mais que vous bénéficiez du soutien, de l’accord et de l’entraide des autres, vous pouvez tenir. Cela fait partie des injustices professionnelles. En revanche, si vous êtes tout seul c’est une tout autre histoire, non seulement vous êtes victimes d’injustice, mais tous les autres se taisent : ils vous trahissent.

Bien plus protectrices d’ailleurs que le code du travail français concernant la santé au travail, les directives européennes rappellent que lorsque des collectifs du travail ont des preuves qu’un supérieur hiérarchique n’a pu ignorer que son subordonné allait mal,  et qu’il n’a non seulement rien fait mais aggravé la situation, il est considéré comme responsable.

Nous le disons ici de manière assez ferme, dans l’ensemble des services dont nous avons parlé précédemment, les salariés vont actuellement mal.

L’axe de notre travail collectif, ce que nous appelons le dialogue social, est donc de recomposer la coopération, recomposer les solidarités entre les salariés autour de la question du travail. Les résultats seront spectaculaires non seulement en terme de santé mentale mais aussi en terme de gain de productivité.

Concernant l’organisation du travail, nous vous appelons donc à faire confiance aux salariés, à écouter leurs revendications, leurs désirs. Ils ne s’opposent pas à la construction de notre entreprise, bien au contraire.