Le courage de repenser le journalisme

Les journalistes de France 2 se sont réunis hier après-midi à l’initiative du bureau de la SDJ (Société Des Journalistes). À l’issue de l’Assemblée Générale, la SDJ a proposé de mettre au vote mardi une double motion de défiance contre Michel Field mais aussi contre Delphine Ernotte. Deux motions qui se présenteront sous la forme de deux questions différentes. Comme lors de la dernière motion le vote sera à bulletin secret. Le prétexte -ou la raison invoquée- a été la colère de certains à la lecture d’un éditorial de Michel Field publié ce mercredi dans Libération. Le directeur de l’information de France Télévisions aurait selon la SDJ outrepassé ses droits en s’exprimant dans la presse libre et démocratique. Derrière cette raison évoquée au premier plan, c’est en réalité de la décision du changement du présentateur du journal de 20 heures qu’il s’agissait surtout. Mais ce changement de présentateur ne fait-il pas qu’augurer une possibilité d’un nouveau mode de journalisme dont nous avons besoin pour consolider notre marque FTV, qui porte une information certifiée aux yeux du public.

L’idée même d’une nouvelle présentatrice au journal de 20 heures semble déjà donner un élan positif. Accueillir avec élégance et respect une consœur d’une autre chaîne du groupe relève d’une ouverture d’esprit et d’une volonté de “vivre ensemble” conforme à l’esprit d’une télévision de service public. Car la télévision c’est «ici et maintenant » un moyen de partage essentiel dans une démocratie, entre le passé révolu et l’avenir qu’il nous faut penser en nous renouvelant.

Qu’aurait donc fait Michel Field ?

Dans une tribune intitulée « Médias et politique : une urgence démocratique » publiée dans Libération mercredi, le directeur de l’information mène son analyse critique  de la façon dont les journalistes ont rendu compte de la campagne présidentielle, proposant ainsi de repenser les rapports très complexes entre médias et politique : à la fois dans la manière dont les politiques utilisent les médias dans des stratégies de communication de plus en plus élaborées, mais aussi le rôle que la mise en scène de la vie politique joue dans et pour les médias.

Crime de lèse-majesté ? Des journalistes de la rédaction de France 2 lors de l’assemblée générale, ont estimé qu’il y avait là matière à lancer une nouvelle motion de défiance contre leur directeur de l’information. Pourtant, Michel Field a simplement eu le courage de la vérité, au sens foucaldien. N’a-t-il pas posé là les bonnes questions sur le travail des journalistes, leur rôle et le rejet dont ils ont été l’objet au même titre que les politiques dans une société française en recomposition ? N’est-il pas temps de « refonder une nouvelle donne démocratique entre médias et politiques d’une part, médias et citoyens d’autre part » ? Michel Field n’a-t-il pas raison de lancer ce débat ?

Parmi les questions : le journalisme incarné

Dans sa tribune notre directeur exécutif de l’information se lâche, et pose une question : comment rendre visibles les “invisibles” ? « Ces millions de Français qui ont le sentiment que les journaux télévisés ou les magazines ne parlent jamais des problèmes auxquels ils sont confrontés ou, quand ils le font, de le faire de manière partielle et partiale. Pour dérangeant que soit ce questionnement, il faut nous y confronter ». Sa question est simple et c’est la nôtre à Force Ouvrière : les journalistes n’ont-ils pas été « hors sol », méprisant ceux qui ont voté les extrêmes – ceux qui ont voté FN -, parce que se sentant déclassés culturellement et abandonnés par la République ?

À propos de « visibles », la mise en scène devenue trop fréquente des journalistes dans le JT ne pose-t-elle pas question ? Est-ce forcément en abusant de “sujets incarnés” comme nous avons trop tendance à le faire aujourd’hui que nous ferons des journaux porteurs de vérité pour les gens ?  Et lorsque nous lisons Michel Field dans cette chronique, lorsqu’il argumente :

“Y a-t-il une idéologie spontanée du journalisme aujourd’hui qui présuppose les réponses aux questions qu’il pose ? Nul besoin de complotisme en la matière pour se poser la question… Les nouvelles pratiques du métier où le rapport au monde se fait plus par la médiation numérique que par la fréquentation assidue du terrain… Ce peut être aussi une question d’écriture : n’abuse-t-on pas de ce journalisme incarné, où le reporter met en scène son investigation ou son questionnement ? Ne succombons-nous pas, parfois, à une rhétorique de l’image, à l’estomac, avec effets de montage, musique et commentaires dramatisants ?” n’est-il pas juste qu’il le fasse ?

Voilà plusieurs mois en effet que Force Ouvrière proteste contre cette soi-disant nouvelle mode consistant à ce que les journalistes rédacteurs “incarnent leurs reportage” en se plaçant en situation.

Oui, nous concédons que, dans certaines situations, cette forme de nouvelle écriture puisse présenter un intérêt ! Mais il en existe de nombreuses dans lesquelles ce type d’écriture n’apporte rien d’autre que du ridicule. Et partant, il ridiculise l’ensemble des équipes qui travaillent pour nos antennes.

 

A ces millions de Français qui ont le sentiment que le JT ne parle jamais des problèmes auxquels ils sont confrontés :

 

N’est-ce pas là en réalité toute la question essentielle du rapport des journalistes à ceux auxquels ils s’adressent ? Ce rapport évolue et l’époque d’une vision de la société dictée par un seul homme présentateur du JT est révolue. La verticalité n’est plus un principe journalistique. L’information réclame une porosité et un contact réel avec le monde et ce qu’il s’y passe ; une horizontalité qui ringardise les méthodes passées avec un journal de 20 heures aux mains de quelques-uns, aux mains d’une aristocratie du journalisme qui décide de tout pour les autres. Certains ont dénoncé à juste titre la face cachée du 20 heures, avec les dérives liées à un management brutal, et dans l’Express.fr daté d’hier certains salariés journalistes commencent à s’exprimer sur cette réalité qu’ils ont vécue, certains ayant le courage après des années de loi du silence de décrire comment on leur dictait leur papier sous les ordres, comment certains étaient frappés par le sceau de l’âge ou écartés car ne faisant plus partie du casting…

Dérèglement démocratique ?

Alors pour FO, cette tribune de Michel Field n’est en rien un crime de lèse-majesté, au contraire, c’est le questionnement d’un homme libre agrégé de philosophie qui propose de repenser le journalisme audiovisuel. Il écrit : En dehors de la presse et des médias d’opinion, y a-t-il une «idéologie spontanée» du journalisme aujourd’hui qui présuppose les réponses aux questions qu’il pose ? Nul besoin de complotisme en la matière pour se poser la question. Le manque de diversité sociale et géographique dans le recrutement des grandes rédactions ; l’affaiblissement des «capteurs sociaux» ; les nouvelles pratiques du métier où le rapport au monde se fait plus par la médiation numérique que par la fréquentation assidue du terrain ; l’absence d’approche contradictoire des grands enjeux économiques et sociaux sont à interroger.

Au cours de l’AG, il a d’ailleurs dit tout le cœur qu’il a mis à l’ouvrage ces derniers mois pour les émissions politiques. Il a expliqué qu’il avait « tordu le bras à David Pujadas pour qu’il accepte de partager la présentation avec Léa Salamé car il voulait le faire lui seul ».  Le journal depuis 16 ans est dicté du début à la fin par un seul homme et sa vision du monde : ne faut-il pas quitter la verticalité d’un autre temps et s’ouvrir à une façon d’informer horizontale, dont nous parlions plus haut, à l’écoute des gens ?

Force Ouvrière ne peut qu’être d’accord avec une remise en question d’une mise en scène abusive et, tel un dogme, édifiée.  Et nous ne pouvons qu’inciter tous les apôtres de cette forme de journalisme caricatural à s’inspirer quelque peu de cette lecture à contre-courant d’un diktat de « l’incarnation ». Ne pas oublier l’essentiel : être journaliste, c’est douter, questionner. « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie » (Albert Londres)

Nul doute en tous cas que ce sujet sera débattu avec force et  vigueur lors du prochain comité de déontologie.